Misophone

Publié le par Lilou

Misophone

Maya aime voyager. Avant même d'arriver à destination, elle est dans ses petits souliers : les transports la transportent. Par la fenêtre, elle regarde évoluer les paysages qui défilent à toute allure. Sur les aires d'autoroute, elle prend un café, dans les trains, elle discute souvent avec les serveurs, à la cafétéria, dans l'avion, elle choisit avec plaisir sur la carte tendue par l'hôtesse de l'air. Délice de mise en bouche. Ultime préliminaire avant de s'adonner totalement au farniente.

Arrive cette petite graine de sable, une miette de chips dans les rouages de cette paisible mécanique. 

Il est facile à repérer, avec son look claquettes chaussettes. Si la pollution se limitait au visuel, c'eût été un moindre mal. Son allure de traîne-savate - difficile de paraître autrement, affublé de ces tatanes - va forcément s'entendre à en juger le paquetage qu'il installe soigneusement devant son siège. En numéro un, le sandwich emballé dans du papier aluminium. Maya a toujours la délicatesse d'entourer les siens de serviettes en papier, silencieuses. Par égard pour son entourage. Le traîne-savate voyage seul - même quand les compartiments sont bondés.

Vient ensuite l'immense sac en plastique de provisions. Un puits sans fond dans lequel on trouve pêle-mêle desserts, bonbons, sandwich de secours. D'une profondeur insondable, il exige une fouille, bruyante, interminable, répétitive. Agaçante.

La réelle épreuve pour Maya arrive : le traîne-savate sort le paquet de chips. Elle soupire, consciente de ce qui l'attend. Parce que le consommateur en claquettes chaussettes aime précisément quand ça claque. Pourquoi prendre la première chips qui se présente à lui quand il peut emmerder tout son environnement en cherchant l'unique, la meilleure, celle dont la saveur est incomparable : la chips du fond du paquet. Lorsqu'après bien des efforts il tient sa proie, il se fait un devoir de la déchiqueter avec une violence quasi animale. Ça craque sous les dents, c'est son plaisir de croquer avec ses puissantes mâchoires dans ce lambeau de graisse. Et sa jouissance est poussée à son extrême lorsque, de sa bouche ouverte, fusent quelques miettes au destin incertain : celle-ci resteront pour une période indéfinie dans les poils de sa barbe, celle-là laisseront de délicates taches de gras sur son t-shirt et finiront leurs jours dans les interstices d'un fauteuil.

Oubliée, la bouteille d'eau pour la boisson malgré tout ce sel consommé : c'est une cannette en aluminium dont l'ouverture provoque un bruit irritant. Plus on veut faire discret plus les oreilles souffrent. Et quand elle est terminée, forcément, on l'écrase, sans pitié.

Erik Satie est un véritable prodige. Ses Gnosiennes couvrent presque la totalité de cette affreuse bande son. Elles brossent un autre tableau, improbable, de l'homme en claquettes chaussettes. 

 

 

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