Chambre avec vue.

Publié le par Lilou

Chambre avec vue.

 

La petite ville est rarement aussi encombrée : les automobilistes roulent au pas, ce matin, levant de temps en temps les fesses de leur siège pour voir au loin la raison du ralentissement. Les préparatifs pour un concert occasionnent une circulation alternée. Étonnamment, l’ambiance n’est pas affectée : les conducteurs sont calmes, les passants sourient, le temps est beau. Maya a toujours aimé cet endroit qui ressemblait presque à un gros village dans lequel tout le monde semble se connaître encore aujourd'hui. Sur le trottoir, on se rencontre, poignées de main et bises et paroles s'échangent. Les dimanches, on se retrouve dans les bars autour de la place, on joue aux cartes, à la pétanque... Rares sont devenus ces moments où l’on savoure le temps qui s'arrête. Maya prend son mal en patience et se concentre sur cette architecture qu’elle connaît presque pierre par pierre… Le panneau d’information indique 28°. Saint Guy. 13h15.

Saint Guy. Maya passe sur le pont. Devant elle, se dresse l’hôpital. Combien de temps ? Google lui répond déjà dix ans, cette année. Elle regarde ces fenêtres qui semblent s’étendre à l’infini. Une véritable usine : par dizaines, on y entre, on en sort, on y meurt. Ou peut-être plus. Chaque jour.

*

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Guy était revenu d’Algérie dans les années 70. Il était entré dans le journal local à 20 ans. Ambiance décontractée. Ça clopait des Gitane, ça sifflait les nanas et ça picolait dans tous les coins. Il portait le col de ses chemises invariablement ouvert, découvrant des poils noir de jais que d'aucuns - d'aucunes - avaient jugés virils. Et sur ce sulfureux poitrail reposait, joli blasphème de communiste, sa médaille de baptême. De quoi troubler la plus prude des chères sœurs qu'il aimait à saluer en ville. Délicieuse provocation.

Internet n’était pas encore arrivé. On se connaissait tous. Guy restait tard, les soirs. Pour écrire ses papiers. Pour noyer son avenir. Tremper sa plume dans l'alcool et jeter l'encre pour dériver toute la nuit La femme de ménage qui l’avait vu grandir débarrassait ses bouteilles sans mot dire, ouvrait les fenêtres avant l’arrivée du personnel.

Une heure du matin, les textes étaient prêts. Une langue aussi belle que possible, couchée sur un torchon difficilement lisible. Les correcteurs, ça les rendait dingues. Alors, parfois, le directeur, un ami d’enfance, essayait d’arrondir les angles, en lui demandant timidement de rendre ses articles un peu plus tôt, tapés à la machine. Guy entrait dans une colère noire. S’il avait besoin d’être corrigé, alors il n’avait plus rien à faire ici. Et le déchiffrer, c'était leur boulot après tout. Quant à allumer un ordinateur… Il faut dire que même ivre, ses écrits étaient parfaits. Il avait ça dans le sang, le goût pour les mots.

La nuit, il passait de longues heures devant sa fenêtre. Il grillait ses Gitane en regardant la Moselle qui le séparait de l’autre côté. L’hôpital. Il se figurait les patients. Souffrant. Mourant. Priant. Regardant peut-être son bureau avec envie. Il ne les envisageait guère guérissant. Il imaginait une infirmière et un interne baisant pour se donner du baume au cœur. Un peu d’vie quoi. Cet hôpital, il aurait pu le dessiner de mémoire tant il l’avait reluqué comme une belle fille.

Quand Maya était arrivée au journal pour faire son premier stage, c’est lui qui l’avait accueillie dans son nuage de Gitane. Du jeune homme fringant d'autrefois, il ne restait plus grand chose. Le visage était dorénavant rubicond et la démarche, approximative. Seul, le discours était rôdé : ici, c’était une grande famille. On arrivait toujours à s’arranger  quand il y avait un problème. Il rythmait ses phrases avec de grands mouvements de ses mains qui emportaient avec elles des effluves d'alcool vainement camouflées par de l'eau de toilette. Il avait quand même fallu quelques petites mises au point avant qu'ils ne finissent par s'entendre.

Et puis internet était arrivé. Le journal avait été racheté par un grand groupe. Le directeur s’était reconverti dans l’apiculture. Et on obligea Guy à allumer un ordinateur.  À rendre ses textes à 19 heures au plus tard. Les locaux devinrent non-fumeurs – il avait cru à une blague. Les copains partaient les uns après les autres et ce n’était pas chez les nouveaux qu’il allait pouvoir s’en jeter un derrière la cravate. On commençait à lui indiquer la sortie.

Et vint le jour où, en rentrant de vacances, il découvrit les derniers agencements voulus par la direction : finis, les petits bureaux où chacun faisait son travail à sa façon. Guy se noya dans l’open-space. Machiavéliques, ses patrons avaient tout prévu : pour calmer ses réticences prévisibles, ils lui offrirent, un bureau pour lui tout seul. Privilège de l’ancienneté.

Le bureau était vraiment pour lui tout seul. Situé à côté des archives désertées. Mal isolé et pourtant tellement isolé. Au moins, l’endroit était idéal pour ses bouteilles. De temps en temps, Maya passait le voir. Elle avait terminé ses stages et beaucoup appris avec cet homme. À chaque visite, il était encore plus diminué. Ses maux détruisaient ses mots.

Et puis il y eut ce jour où Maya trouva porte close. On lui permit toutefois d’aller le voir. Son teint était jaune, presqu’aussi jaune que les murs. Le col ouvert de sa chemise avait laissé place à un t-shirt au col rond d'où sortaient quelques poils gris. La médaille de baptême avait disparu. La pièce où elle le trouva en train d'écrire, encore et toujours, était petite mais propre et fonctionnelle. Et sans bouteille. Ni Gitane. De temps en temps, on s’assurait qu’il n’avait besoin de rien. Guy avait retrouvé le sourire – à la fin, il paraît qu’on se raccroche à tout.

La dernière visite de Maya, on lui tendit son dernier texte. Inachevé. Maya le lut longuement. Elle l’imagina devant sa fenêtre qui donnait sur les locaux du journal, de l’autre côté de la Moselle. Ainsi, de part et d’autre du fleuve, il y avait, dans la nuit, des gens qui s’observaient longuement, dans le silence. Les uns détruisaient leur vie, les autres la regrettaient. Sans le savoir, Guy avait passé des nuits, pendant des années, à imaginer ce qu’allaient être ses derniers instants.

 

 

 

 

 

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