Avec empressement, Maya tape sur le clavier :
É m i n e n c e.
Une lumière triomphale illumine son regard :
Alors tu vois ? C’est bien ce que je te disais : ça n’existe pas ! Comment veux-tu que je l’appelle ainsi sans sourciller ?
Sacrée Maya ! Cette histoire la tracassait tellement qu’au bout d’une semaine, elle avait prétexté, un midi, une fatigue passagère pour ne pas aller déjeuner avec l’équipe et audacieusement fouiller dans les affaires de la nouvelle collègue.
Évidemment, ses recherches s’étaient révélées infructueuses : elle avait pris son sac à main avec elle. Et la paperasse qui traînait sur son bureau n’était que des plaquettes de présentation des différents services de la maison. Ce n’est qu’un peu avant cinq heures qu’un collègue complice avait invité la nouvelle collègue à la machine à café pour lui permettre de chercher son portefeuille. Et là, elle trouva noir sur blanc son prénom : Éminence. Ce n’était donc pas une farce. Et ça, ça ne passait pas.
Maya a une sensibilité toute particulière avec les noms en général, les prénoms en particulier. Elle rêve, par exemple d’un accent circonflexe sur le a de drame, qui lui donnerait précisément une sonorité convenable, susceptible de traduire une certaine douleur, une tristesse voire une catastrophe. C’est à chaque fois une pensée qui lui traverse l’esprit lorsqu’elle écrit ce mot : elle doit réprimer une envie terrible de l’accentuer. Parfois, lorsqu’elle le tape sur le clavier, elle tente l’accent circonflexe, mais la touche espace la contredit, soulignant immédiatement le mot d’un rouge accusateur. Bref.
Les prénoms, c’est une autre histoire, aussi tordue. Il est des prénoms qui conviennent à des enfants, d’autres à des adultes. Un bébé Henri et un homme Valentin, ça lui paraissait curieux. Une fillette Agathe semblait avoir échangé son prénom avec une grand-mère Alizée. Mais ce matin, c’était le comble de ses tracasseries…. Pensez-vous : la dernière venue du service, au port altier, au postérieur rebondi, le sourcil haut et fier, la moue boudeuse, le mètre soixante-quinze prétentieux s’appelait logiquement Éminence. Si encore elle avait l’air gentille. Que nenni ! À croire que son prénom l’avait prédisposée à devenir insupportable.
Insupportable est aussi la situation pour le moins cocasse, vue de l’extérieur : officieusement, Maya refuse de l’appeler par son prénom. Officiellement, lorsqu’elle l’a entendu la première fois, au moment des présentations, dans un bel élan hypocrite, elle a soufflé : « C’est joli ». Mais depuis, elle multiplie les subterfuges pour ne pas l’appeler. Des « Collègue ! », « Chère collègue », « Hé ! » ont suffi les premiers jours mais là, ils commencent à devenir suspects.
Maya ne se résout pas à prononcer ce prénom :
Éminence !
Chez elle, devant la glace, elle s’essaie parfois à l’humiliant exercice, mais rien n’y fait : cela sonne cruellement faux. Elle imagine, ce faisant, lire la satisfaction, le triomphe sur le visage d’Éminence. Ça la vassaliserait ipso facto. Elle trouve ABAISSANTE, cette obligation de l’appeler ainsi, parce que cela donne l’impression de retourner au Moyen-Âge. Ça a un aspect avilissant qui lui est insupportable.
Maya en a fait son combat : il faut qu’elle trouve un moyen de régler ce problème. L’appeler Truc, Machine, Chose, J’me souviens plus d’ton prénom, a fait son temps. Les excuses, les subterfuges ont vécu. Il va falloir, dès demain, prendre clairement position.
Emmi, ça sonne bien. On est allergique aux trisyllabiques par ici…