Maya enlève la cellophane autour du vinyle. Elle trépigne d’impatience : voilà deux jours que le 33 tours est posé sur la table basse sans qu’elle ait trouvé un moment pour l’écouter. Elle aurait pu prendre le temps, le soir, malgré la fatigue de la journée. Mais elle avait décidé qu’elle devait être en forme pour l’entendre à nouveau et l’apprécier tranquillement, un peu comme un plat raffiné.
La photographie de l’album est en noir et blanc. Les ongles de Billie Holiday sont un peu rouges - verni écaillé. Elle porte au cou trois rangées de perles. Ses yeux sont fermés, ses sourcils froncés et une sorte de rictus anime sa bouche.
Maya pose le vinyle délicatement et choisit le deuxième morceau. Elle place le bras au-dessus puis abaisse le levier. Ça crépite, délicieusement, un bref moment : sans prévenir, une trompette brise le silence, accompagnée de délicates notes de piano.
Enfant, Maya connaissait cette chanson. Elle ignorait de quoi elle parlait, mais la tristesse, le blues qui s’en dégageaient ne lui étaient pas indifférents. Lorsqu’elle a découvert il y a quelques semaines l’origine de ce texte, elle a constaté que c’était, finalement, très « raccord » avec ce qu’elle ressentait. En fait d’intuition de Maya, c’était surtout une interprétation qui sortait du plus profond des tripes de Billie. Les mots sont étrangers mais l’émotion, universelle.
Southern trees bear strange fruit
Les arbres du Sud portent un fruit étrange
Blood on the leaves and blood on the root
Du sang sur leurs feuilles et du sang sur leurs racines
Black bodies swinging in the southern breeze
Des corps noirs qui se balancent dans la brise du Sud
Strange fruit hanging from poplar trees
Un fruit étrange suspendu aux peupliers
Pastoral scene of the gallant South
Scène pastorale du vaillant Sud
The bulging eyes and the twisted mouth
Les yeux révulsés et la bouche déformée
Scent of magnolia sweet and fresh
Le parfum des magnolias doux et printannier
Then the sudden smell of burning flesh
Puis l'odeur soudaine de la chair qui brûle
Here is a fruit for the crows to pluck
Voici un fruit que les corbeaux picorent
For the rain to gather, for the wind to suck
Que la pluie fait pousser, que le vent assèche
For the sun to ripe, to the tree to drop
Que le soleil fait mûrir, que l'arbre fait tomber
Here is a strange and bitter crop !
Voici une bien étrange et amère récolte !
Le terrible fait divers à l’origine de l’histoire remonte au 7 août 1930. Thomas Shipp et Abram Smith, deux jeunes afro-américains âgés de 16 ans, accusés du meurtre d'un blanc et du viol de sa compagne, sont violemment sortis de prison par une foule hurlante. Des hommes, des femmes et des enfants, avec la complicité des officiers de police, s’adonnent à leur lynchage, pratique très en vogue alors, et les pendent à un arbre.
Black bodies swinging in the southern breeze
Strange fruit hanging from poplar trees
L’horreur est figée par un cliché pris par Lawrence H. Beitler. Cette photographie se vend par milliers. Elle en tourmente et en tourmentera plus d’un. Parmi ceux que ce lynchage bouleverse se trouve Abel Meeropol, un enseignant. Cette scène le hante des jours et des nuits au point qu'il finit par coucher sur le papier ses maux. Il met le texte en musique, son épouse le chante puis il arrive aux oreilles de Billie Holiday.
Du chant de Billie mêlé aux mots d'Abel, se dégage une émotion si forte que l'on se croirait au pied de cet arbre...
ÏÒÏÒ
Abel Meeropol utilisait volontiers le pseudonyme de Lewis Allan, en la mémoire de ses garçons morts-nés. Le 19 juin 1953, les époux Rosenberg, Ethel et Julius, sont condamnés à mort pour espionnage. Ils sont exécutés sur la chaise électrique, dans la prison de Sing Sing - Julius d'abord, Ethel, ensuite. Ils laissent derrière eux deux orphelins qui seront adoptés par le couple Meeropol.