Retrouvailles.

Publié le par Lilou

Retrouvailles.

Zaza travaille. Télétravaille. Quand elle est en visioconférence, dans son séjour traversant, il arrive que des sourires se dessinent discrètement sur les lèvres des membres de sa rédaction. Derrière elle, telle une âme en peine, elle passe. Passe encore. Lentement. Résignée. Sa mère. Le temps lui paraît bien long. Elle est à la recherche d'une occupation, faute de vitrines, de spectacles et d'avenues. Elle s’était imaginé Paris autrement.

La télécommande qu’elle trouve ne l'occupe qu'un temps. Zapper... autant compter les moutons. Elle passe encore une fois silencieusement derrière sa fille parce qu'il ne faut pas rester statique, a dit le docteur. On entend à peine le feutre de ses chaussons qui rechignent à avancer mais on perçoit distinctement son bruyant ennui. Elle est l'enfant désœuvré qui voudrait réclamer de l’attention sans oser déranger.

Vloop. On dirait un renvoi étouffé. C’est juste le bruit qui signale la fin de la communication, la quille en somme. La pause, grandiose. Sur le petit balcon qu'elle apprend à apprécier depuis qu'il n'y a plus de vie dehors, Zaza ferme les yeux quelques instants et savoure les doux rayons du soleil. Les deux femmes prennent le café en regardant l’une des plus grosses artères de Paris, vide et si silencieuse qu’on entend les oiseaux : inédit. Il fallait arriver à une situation aussi ubuesque pour que Zaza ouvre sa porte-fenêtre pour autre chose que laver les vitres. Étrange, quand on pense que c'est ce qui l'avait fait craquer au moment de l'achat de l'appartement.

Zaza repose sa tasse. Il faut retourner au turbin. Déjà ? Sa mère semble déçue : la pause était brève. Elle lui promet une surprise pour ce soir. J'ai commandé des sushis ! Sa mère déteste ce qui n'est pas cuit. Oh mais tu verras, c'est autre chose qui t'attend. Sa mère a horreur des surprises. Il est l’heure : l’équipe doit se réunir en cette fin de journée pour recevoir un candidat. Il faut un pigiste pour compléter l’équipe en souffrance. On cherche la perle rare, motivée, autonome et créative : du sang neuf prêt à être payé au lance-pierre.

L'évier dégueule de tasses de café. Un monticule de toutes les formes, tailles et couleurs. Une sorte de cairn qui n'indique aucun chemin. Le même qui siège dans tous les éviers de France et de Navarre. L’occupation de 17 heures : les tasses sont lavées, séchées, rangées. Si elle le pouvait, sa mère laverait aussi le temps comme une pelote de laine, à 90°, pour qu’il rétrécisse. Elle pense à sa maison, à ses fleurs, elles aussi confinées, qui doivent avoir soif. Elle ouvre son placard et choisit une pelote de laine. Elle ferait une écharpe. Elle a toujours aimé tricoter des écharpes.

Il eût fallu au moins autant d'imagination, il y a encore deux mois, pour qu'elle se voie avec sa mère, sortie de sa tendre campagne, dans son appartement parisien. Il eût fallu beaucoup d'alcool dans son verre, pour s'imaginer enfermée deux mois dans son confortable nid douillet. Avec sa mère. Non, tout cela était improbable. Alors quoi, on ne se parle plus pendant 10 ans et hop, comme ça, on partage son quotidien du jour au lendemain ? Sans transition ? 

La simple idée d’un rapprochement entre elles avait mis du temps à se mettre en place. Un week-end de mars, c’était pas mal, pour un début. Avec un peu de chance, le soleil serait au rendez-vous. Et elles pourraient marcher sans avoir à se regarder dans les yeux. Ces yeux silencieux et pourtant si bavards. Ils passeraient vite, ces deux jours.

Quinze jours. Quinze jours déjà qu'elles mangent ensemble matin, midi et soir. Yeux dans les yeux. Et puisqu’on était dorénavant en guerre, la visite de courtoisie avait pris un autre tournant : changer le billet d'avion et la laisser seule n'était plus envisageable. Mère et fille, un huis clos improbable décidé par quelqu’un, Là-Haut, qui devait bien s'amuser en écrivant ses scénarios.

Devant le miroir du salon, Zaza vérifie sa mise, met une petite touche de rouge sur ses lèvres. Le futur pigiste – lui, faute de candidatures - doit vite comprendre que travailler pour elle n'est pas une sinécure. Il est déjà en ligne. Avant l’heure. Bon point. Elle le fait patienter intentionnellement 6 minutes. Le salue en se présentant et passant en revue les quelques membres de son équipe conviés.

- Nous vous écoutons.

Dix minutes ont passé. L'écran est désormais noir. Tout le monde a éteint sa caméra et attend les commentaires de Zaza sur le candidat. Elle aime faire attendre les gens, c'est sa marque de fabrique. C’est ce qui fabrique sa marque.

Sa mère a observé de loin le candidat qui s'était longuement présenté sous son meilleur jour. Elle n'en a pas perdu une miette. D'ailleurs elle a remarqué quelque chose sur son visage qui lui a déplu.

- Il ne me plaît pas trop, celui-là. Je trouve qu'il a les yeux trop rapprochés. Méfie-toi de lui, c'est un fourbe. 

Micro ouvert. Ce ne sont certainement pas les conclusions que son équipe attendait. Impossible à rattraper. Yeux rapprochés ne souffle mot.

- Nous reparlerons de cela demain en réunion. Monsieur, je vous remercie de votre participation. Notre service des ressources humaines vous contactera demain sans faute pour vous faire savoir notre décision. Je vous souhaite une bonne fin de journée.

Rapide. Clair. Tranchant. Elle éteint tout.

 

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Au fond de sa poche, elle triture nerveusement son attestation de sortie. Les sushis sont prêts. Elle ouvre le sac, vérifie sa commande et paie. Et rentre chez elle avec cet achat de première nécessité.

Quand on est enfermé depuis si longtemps avec sa mère, la nourriture n'est pas le produit de première nécessité. Non. Elle pose les sacs sur la table de sa cuisine, devant sa mère. Et file dans son dressing. Les sushis auront une autre saveur, ce soir. Et Zaza constate que sa mère sait bien mieux manier les baguettes qu'elle.

Zaza travaille. Télétravaille. Lors de la visioconférence, dans son séjour traversant, des sourires se dessinent discrètement sur les lèvres des membres de sa rédaction. Derrière elle, une silhouette qui leur est maintenant familière se promène avec le sourire, un petit sac en bandoulière d'où sort un fil de laine, une baguette à sushi dans chaque main. Telle une bergère islandaise d'antan, elle marche en tricotant parce qu'il ne faut pas rester statique, a dit le docteur.

Yeux dans les yeux, hier soir, elles ont détricoté une vieille écharpe rouge qui prenait la poussière dans le dressing de Zaza. Je vais t'en faire une autre encore plus belle

La journée est passée beaucoup plus vite aujourd’hui. Zaza ferme son écran. Elle sourit en voyant sa mère assoupie dans le canapé. C'est que la tricoteuse a beaucoup marché, aujourd'hui. Son médecin serait content... Son regard s'arrête sur son ouvrage : cette nouvelle écharpe rouge tiendra bien ses promesses. Mais c'est une autre, à peine descendue de ses improbables aiguilles à tricoter, qui retient son attention. La laine beige est d'une douceur qui lui est familière. Son cœur se serre. Elle se dirige vers son dressing, le pas tremblant. Au sol git le col d'un de ses précieux pulls acheté chez le très huppé O'Neil à Dublin. Elle avait hésité entre le beige et le bleu marine et s’était offert les deux. On n’a qu’une vie – pratique pour justifier ses achats compulsifs. Dix ans en arrière, elle se serait mise dans une colère noire. Mais ce n'est pas en mars qu'elle aurait porté son beau pull. Et puis... cela l'aura au moins occupée l'après-midi.

C'est l'heure du café. Avant d'aller réveiller en douceur sa mère, Zaza sort son rescapé dublinois bleu marine et le planque dans sa valise.  

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