Menu fretin.

Publié le par Lilou

Menu fretin.

Les gestes de l'itamaé sont fins, délicats, précis. Rapides. La gastronomie d'un pays n'est-elle pas à l'image de sa littérature ? Est-ce une aberration d'avoir une folle envie d'egg and bacon à 8 heures du matin en pleine lecture d'un William Boyd ? De quelque gaufre liégeoise pour accompagner les mots d'Éric-Emmanuel Schmitt ? De gorgées de Beaujolais en se délectant de ceux de Bernard Pivot ?

Murakami n'est pourtant pas posé sur la table de nuit de Maya. C'est le déplacement du mari de Sabine, dans les travées du Rhenus ce soir, qui réunit les filles. Il a suffi d'un regard de Maya à Lily : soirée basket contre soirée baguettes... 

M1, M2, M3... S1... S2, même. Maya s'étonne toujours de la fadeur des menus japonais. Une lettre et un chiffre ne déclencheront jamais les mêmes réflexes salivaires qu'un tartare de noix de Saint-Jacques à la coriandre. La serveuse, comme à son habitude joviale, lui explique que le ''M'' veut dire mixte. Certes. Maya lui indique les commandes des filles, hésite un peu et finit par opter pour un M3. Et un café pour s'installer à une table le temps de la préparation.

- 2 M1, 3 T5, 2 M4, 4 bières, 4 boules de coco. 3 nougats japonais.

Le client suivant a passé sa commande avec une rare rapidité. Maya lui tourne le dos. Au son de sa voix, elle imagine un visage, un corps. Il s'installe à la table réservée aux clients. À sa diagonale. De taille moyenne, les yeux bridés, noirs. La petite soixantaine aux épaules joliment développées. La taille fine. Chacun de ses mouvements lui rappelle ceux de l'itamaé : fins, délicats, précis. Rapides.

Un puissance 4  en bois trône sur la table. Des casse-tête en métal sont posés à côté. Mais c'est surtout un jeu de go qui attire l'attention de Maya. Elle regarde le plateau épais en bois, des pierres noires, d'autres blanches... C'est le bruit d'un jeton en bois glissant au fond d'une colonne qui la sort de ses rêveries. Elle lève la tête. L'homme la regarde. La figure, presque figée, n'est animée que par le noir intense de ses yeux. Entre eux, le jeu de puissance 4. Un regard qui lui dit à ton tour. Maya lui sourit mais se heurte à un visage sans expression. J'attends. Il n'a pas desserré les lèvres. Ni même détourné ses yeux. Maya sourit nerveusement et finit par saisir un jeton qu'elle glisse dans une colonne. 

Une curieuse et éphémère complicité se crée à cette table de restaurant où jouent deux clients inconnus en attendant leur commande. Sans gêne aucune, ils se sont installés dans un douillet silence guère coupé que par le bruit des jetons de bois.

Pas de séduction, pas de tension. Rien de tout cela, non. C'est même un peu froid. Et chaleureux, aussi. Une connivence entre deux êtres étrangers l'un pour l'autre. Ça s'est décidé sans un mot : jouer dans le silence, dans la lenteur, dans une bulle. 

Bonne soirée. Deux mots, pas un de plus. Avec son choix des menus, c'est tout ce qu'elle entendra de sa voix. Glacial et pourtant si cordial. Avant même la fin du jeu, la serveuse joviale l'a interpelé, presque sèchement. Comme pris en faute, il lâche prestement son jeton de bois, se lève.

Maya ne l'a pas vu arriver, ni déposer ses affaires à côté du comptoir. La serveuse lui tend, impatiente, des commandes volumineuses. Comment diable va-t-il transporter autant de choses? Elle n'a pas le temps de se poser la question que les victuailles disparaissent dans une énorme glacière qu'il hisse sur ses épaules. 

Elle ne parvient plus à croiser son regard. Sa tête a disparu sous la visière d'une casquette noire. Il fait volte-face. Désormais, son corps est comme écrasé par cet énorme cube. 

De ces douces odeurs qui régalaient jusqu'alors les papilles de Maya, il ne connaîtra que le poids.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article