- Oh ! Je… je suis sincèrement désolée. Je compatis… Je suis de tout cœur avec vous et votre famille. Toutes mes condoléances, Madame !
Maya raccroche en grimaçant. Son collègue l’interroge du regard.
- C’est Phil. Il ne viendra pas aujourd’hui. Marcel, je suppose son grand-père, est décédé. Ça met mal à l’aise quand il s’agit de répondre. Pfff, il devait être super proches tous les deux pour qu’il soit incapable de se lever. Ils vont choisir le cercueil demain, alors faudra pas compter sur lui, non ?
C’est par un incroyable fou rire que son collègue lui répond. Un peu déplacé. Carrément inattendu. Ce doit être nerveux aussi, elle poursuit :
- On peut se cotiser pour offrir des fleurs, non ?
Rien n’y change. Il rit de bon cœur, le bougre. Mieux: quand Maya lui reproche son manque d’humilité devant la mort, il en pleure. Mmm, perplexe et un brin susceptible, la jeune femme tourne les talons en direction de la machine à café – un commentaire inapproprié pourrait fuser sans prévenir…
Elle n’a pas eu la chance de connaître ses grands-parents. Mais, en glissant une pièce dans le distributeur, elle se rappelle sa grand-mère d’adoption ( la compagne de son grand-père, veuf) : quelle tristesse quand elle est partie. Jamais elle n’aurait pu tolérer le moindre rire à ce moment-là. Quel butor, ce collègue : quand le bon Dieu a distribué la finesse, il a ouvert tout grand son parapluie, pour sûr. Mais quel goujat !
De retour à son bureau, elle rédige un mail pour proposer une cotisation à l’ensemble du service. A raison de 35 personnes, il y a de quoi faire. Un fou rire vient du couloir. Maya se lève pour découvrir la secrétaire qui s’esclaffe à son tour avec le collègue. De façon générale, Maya aime bien rire mais là, c’est un peu limite ! Cas de goujaterie contagieuse ?
- Tu sais, il lui a posé tant de problèmes, lui dit le goujat, que ce doit être un véritable soulagement pour lui !
- Il souffrait de coprophagie…
- il perdait la tête: il a même mordu le chef de service…
- Il était dépressif chronique…
- pauvre garçon…
Tout en énumérant ces maux, ils rient de plus belle. Maya demande :
- C’est quoi la coprophagie ?
Le regard goguenard du bûcheron l’agace sérieusement. Elle est à deux doigts de le remettre à sa place quand il articule une réponse :
- C’est le fait de manger ses selles…
Le café de tout à l'heure a du mal à passer, soudain. La voilà nauséeuse et ils rient de plus belle. Des plaisanteries scatologiques à l’égard d’un défunt, maintenant ! Elle ouvre la bouche pour leur signifier son mépris quand la secrétaire coupe :
- C’est un trouble du comportement très répandu. Chez les chiens.
- ...?
La honte. Elle a présenté ses condoléances à une famille, au nom de toute la société. Elle a envoyé un courriel pour proposer d'acheter une corbeille de fleurs et remplir une carte pour un chien. Elle a failli se brouiller avec la moitié de son service pour un chien. Et à aucun moment elle n'a trouvé à redire sur le choix du cercueil alors qu'elle peste sans cesse contre la consommation à tout vas. Il y a des moments, dans la vie, où on se sent petit, tout petit. Même quand on mesure 1m80.
L’après-midi, au retour de sa pause déjeuner, elle trouve, à côté de son porte manteau, ça :
Maya sourit du ridicule de la situation. A l'évidence, on ne manquera pas de la lui rappeler au moins tous les jours dans les semaines à venir. Dans le livre d'or des gaffes de la boîte, il figure dans le top ten, yahoo. Souriez, vous êtes ridiculisé!
On n'a pas idée d’appeler son chien Marcel.